Le gueux et le métayer

Malgré la tiédeur douceâtre de cet après-midi tout égayé par l'orbe doré du soleil s'éloignant du zénith, il toussota puis crachota bruyamment. Les antidotes reconnus du bézoard, panacée agissant sur des maux divers, restaient sans effet pour enrayer l'aggravation de son catarrhe. L'anhidrose le faisait grelotter.

Son alpenstock, souvenir de la Suisse alémanique, fauchait des lamiers blancs qu'il abhorrait comme s'il eût pu craindre quoi que ce fût de leurs piqûres. L'air hagard, le chemineau cachectique traîna davantage encore ses croquenots sur la berme tandis que de vagues réminiscences resurgirent du tréfonds de sa mémoire.

D'infamants on-dit et d'irréfragables ouï-dire sur une concussion inventée de toutes pièces par de soi-disant partenaires, véritables chevaliers d'industrie, l'avaient déshonoré. De nature peu négligente, il s'était montré à tous coups fort exigeant sur les tractations politico-financières, à l'affût de la moindre gabegie. Mais les grenouillages redoutés des libre-échangistes le menaçaient de malversation sur des acquits-à-caution. Il aurait eu beau exciper de sa bonne foi, se défendre bec et ongles, voire venir à résipiscence, il eût été réduit à quia pour finalement passer du banc des accusés au ban de la société. C'est ainsi que, sans aucun remords, le fringant et efficient facturier préféra fuir cet opprobre a priori irrémissible et se retrouva quelque vingt mois plus tard à l'état de hère errant au-delà de sa territorialité. Il fut jugé par contumace à une lourde sentence pénitentiaire.

Recru de fatigue, l'homme dont la succession était de toute façon tombée en déshérence s'allongea sur un moelleux tapis de boutons-d'or près d'une bacove amarrée à un marsault afin de contempler les dons gracieux et immarcescibles de la nature environnante. Dans l'eau peu ragoûtante où croissaient des potamots, des rainettes sympatriques, cohabitant avec des dytiques et des ranatres, coassaient à qui mieux mieux, désuète réponse aux billevesées de ce gueux qui maronnait entre ses chicots jaune orangé.
L'amphigourique discours n'effaroucha pas deux hochequeues qui poursuivaient un machaon virevoltant en rase-mottes au-dessus des laîches. Le grand porte-queue s'échappa et les insatiables bergeronnettes s'intéressèrent bille en tête à des paons-du-jour et à une æschne survolant par à-coups de fascinants nymphéas.

Un taon taquin caracola autour de notre vagabond. Agacé, le mal-aimé se remit en marche en marmottant son sempiternel galimatias. Il longea une joncheraie que le zéphyr berçait d'un friselis provoquant un excédant tournis. Des colverts et des halbrans s'égaillèrent par-dessus de graciles scirpes.

Au détour d'un dalot précédant un batardeau clayonné de fascines, il remarqua des belles-dames comestibles poussant sur les décombres quasi ensevelis d'un galetas en ruine. L'arroche rudérale de ce tas de gravats pourrait-elle le rassasier ? Cessant son soliloque, il perçut, en franchissant sans nul encombre des tuileaux ébréchés, des bardeaux enchevêtrés sens dessus dessous et d'autres immondices accumulées, l'effluve sui generis de maroute dont l'exhalaison fétide l'écœura. Il quitta sur-le-champ ce lieu chaotique et poursuivit sa fatigante route.

Ne sachant pas si son extranéité l'exempterait d'une sentence comminatoire, l'homme aux allures de bohémien évitait la maréchaussée, les gardes champêtres, les gardes-pêche et même les cantonniers en restant au besoin tapi de longues heures durant dans des halliers diaprés.
Quelque charitables (excepté de rares fesse-mathieux) qu'eussent pu être les bonnes gens rencontrés jusque-là, il évitait toute conversation. Toutefois, la veille, alors qu'il côtoyait une rivière, il s'était entretenu quelques instants avec un jeune braconnier un peu béjaune en guenilles kaki. Aposté derrière un saule têtard, l'air dépité, il pêchait nu-tête dans un remous, le sinciput mal protégé par des cheveux en broussaille. Le faciès glabre et camard surmonté d'un front hâlé était recouvert d'acné juvénile. Il était bredouille.
« Quelle esche as-tu mon gars ?
- Un vermisseau.
- Essaie donc un traîne-bûche ! »
La larve de phrygane sans indusie se révéla être un appât plus convaincant. Le môme avec qui il se sentait de plain-pied lui fit l'aumône d'une fario (à moins que ce ne fût un saumoneau).
Après qu'il eut ficelé d'herbes cette indigène mouchetée, le gueux avait cuit cette manne substantielle en papillote sur des braises incandescentes ; il avait fait bonne chère. À présent, quelles que fussent les délices de dame Nature, il devenait urgent qu'on lui vînt en aide.

En anhélant, le laissé-pour-compte famélique traversa des champs incultes de lapiés, des terres en guérets puis suivit une sente labyrinthique à travers des épeautres niellés : il n'y aurait pas pléthore de blé dans les emblavures cette année-là ! Il déboucha dans une drève gravillonnée et cahoteuse bordée de châtaigniers dont les fleurs en chatons avaient trop rapidement laissé place à des embryons de bogues, prémices redoutées d'un été finissant.
À la tombée du jour, un vent de noroît se leva et bientôt les flic-flac d'une pluie d'abat résonnèrent dans les flaches...
Dans une embouche clôturée de muretins ronceux, deux pur-sang bais allant l'aubin rejoignirent des chevaux de bât et de trait court-jointés sous des marmenteaux afin de s'abriter de la pluie torrentielle atteignant son paroxysme. Des éclairs en zigzag l'encerclaient. Devant lui, la foudre toucha un peuplier et l'air s'emplit de l'empyreume de l'ypréau calciné.


Une lueur falote et tremblotante le guidait vers une métairie quand son pied buta étourdiment sur une bouteroue à l'angle du portail. Il jura sans vergogne en s'abritant sous l'arc en plein cintre de l'auvent, le temps que la douleur suraiguë s'estompât.

Il passa devant un brabant dont l'age était faussé, louvoya entre un tombereau pour le charroi, une houe à cheval et un haquet chargé de dames-jeannes et d'autres bonbonnes attendant alignées en rang d'oignons. Le toit de chaume de l'étable était recouvert de joubarbe dans le dessein de détourner le foudroiement. Cette plante était également censée guérir le bétail de troubles diarrhéiques. Dans une vision apocalyptique, il contourna une bétoire et se retrouva face à la demeure féerique de la borderie.

Le soubassement revêtu de grès était enduit d'une épaisse couche de coaltar et les colombages des murs étaient hourdés de torchis badigeonné à la chaux. Une lampe-tempête y projetait des ombres fantomatiques. Se métamorphosait-il en lycanthrope ?
En vieux briscard, il jeta un œil furtif en tapinois au-dessus des brise-bise festonnés tout en prenant garde de ne pas piétiner les cinéraires flétries, les mufliers jaune serin qui montaient en graine et les géraniums rosat des plates-bandes.
Rasséréné par le charisme qui émanait de la bonhomie du métayer encore affublé d'une souquenille, il donna quelques coups de poing sur l'huis en s'écartant du seuil en comblanchien pour qu'on ne le voie pas. Dans l'hypothèse où cette immixtion tardive eût effrayé le censier, il s'apprêtait déjà à tirer ses grègues comme un faquin. Un aboiement lui fit écho et contrairement à sa prescience, le pêne se désengagea de la gâche et la porte s'entrebâilla.

 

« Donnez-vous donc la peine d'entrer » fit la voix enjôleuse du métayer serein refrénant les jappements du mâtin qui halenait sceptiquement l'intrus.
Le crève-la-faim étique sortant de son aphasie quémanda à demi-mot de la panade, une lichette de saindoux sur un quignon de pain et la permission de sommeiller dans le fenil moyennant finance, en l'occurrence ses dernières piécettes qu'il sortit d'une espèce de sabretache portée au ceinturon. Repoussant avec force entregent le pécule, le métayer lui intima gentiment l'ordre de quitter ses hardes maintes fois rapetassées et ses godillots éculés.
De dessous des sarraus, il prit une chemise de bure, une veste de cheviotte, un pantalon de flanelle et des brodequins flambant neufs s'ajustant parfaitement à son cou-de-pied.

 

Le gueux et le métayer (suite)