Mâtin

 

 


" Çà, allons-y ! " dit saint Pierre. Encadrés par des Vertus et des Dominations, nous le suivîmes à travers les limbes sur un chemin serpentant entre le paradis et l'enfer. D'un côté, des bêtes à bon Dieu et des sifilets survolaient un éden verdoyant, un cou-tors escaladait un pommier où somnolait un couscous rayé ; de l'autre côté, des amphisbènes et des cérastes rampaient entre des solfatares méphitiques. Pauvre(s) de nous qui avions, à l'unanimité, préféré, le cas échéant, les feux infernaux à la réincarnation anglophile !

Nous parvînmes à un atelier où nous attendait un pépé qui marchait à pieds de bas. Pour la der des der(s), saint Joseph nous accueillait dans l'antre où il fabriquait pour l'éternité racinaux, coyaux et longrines, histoire sans doute d'éviter que le ciel ne tombât sur les Terriens mortels. Tandis que saint Pierre commençait la première lecture, j'examinai le bric-à-brac alentour.

Il me rappelait le hangar de mon grand-père, agriculteur dans le Massif central. Enfant, j'y passais des heures, entre deux ratissoires rouillées, à contempler les ripes acérées, les chantepleures métallisées, les planes émoussées, les gouges alignées, le tire-clou pour les dents dont aucunes tricoises ne venaient à bout.

Papy cultivait au pied des monts Dore plusieurs cents de sétérées de terres, quinze-vingts exactement. La vie de la ferme était rythmée par les saisons. Le printemps voyait fleurir la corbeille d'argent, la fausse renoncule, les flambes bleutées. Méteil et triticale verdissaient dans les ségalas emblavés à l'automne. En été, les épiaires pourprés recouvraient la planèze ; le lait d'âne et le chardon Roland envahissaient les guérets. Sur le champ ne restaient que les éteules desséchées. À l'automne, les chisels s'en allaient retercer les terres, on cueillait des abrêts-noirs au hasard de flânes prolongées, les ranatres cendrées pullulaient près des gâtines boueuses et des narses détrempées. Lorsque la burle se mettait à souffler, on rentrait les falourdes entassées sous l'appentis.

Tandis que je rêvassais, saint Pierre dictait un texte où des taravelles rouillées et des vouges oubliés jonchaient des lambrusques envahies de vers-coquins. Si certains buvaient du petit-lait, moi je voyais le Pandémonium sinon le Tartare se rapprocher à grands pas.

Tout croquant fût-il, Papy, c'était la fleur des pois. Il avait épousé en secondes noces l'apiéceuse en chef d'un atelier de couture, une brunette qui avait quelque pécune et de nombreux talents : non seulement elle jonglait avec l'alépine, la singalette et la cannetille, mais elle tenait le livre de raison comme s'il se fut agi d'un livre brouillard et volait au secours des ouvriers quand ils étaient en rideau avec l'effaneuse.

La compétition se terminait, je rendis copie blanche. Une trappe s'ouvrit illico sous mes pieds et je tombai dans une fosse, au milieu de fauves affamés, toutes griffes dehors. Je hurlai. Tout alla ensuite très vite. Les rugissements devinrent des miaous, les coups de griffe se changèrent en coups de langue râpeuse et une voix divinement douce me murmura à l'oreille : " Chérie, réveille-toi ". Mignons tout plein - l'une dans sa robe tigrée d'angora mâtiné d'oriental, l'autre beau comme un dieu, en calcif coq de roche - mes deux amours me regardaient émerger de cet inénarrable cauchemar triparti.

 

Nadine Pineur

Médecins sans frontières - Octobre 2002