Le gueux et le métayer (suite et fin)

Les hallebardes avaient cessé de tomber. Entre les menaçants cumulonimbus, la lune gibbeuse distillait une lumière glauque contrastant avec le clair-obscur oppressant baignant la pièce. Les poutres de la charpente reposant sur l'arbalétrier craquaient plaintivement sous les assauts effrayants de féroces bourrasques et les contrevents renaudaient à tout bout de champ...
Que ce soit sur le grand crucifix piqué de buis bénit ou sur les ecce homo du diptyque, on devinait le visage hâve du Christ qui détournait le regard vers les coulures lacrymales de paraffine d'une chandelle que la bobèche ne pourrait retenir. Le vent se tut.
Hormis les oscillations syncopées du balancier de la comtoise, on n'entendait plus que les plaintes élégiaques du feu qui se mourait entre les landiers et les ronflements du généreux fermier.
L'atmosphère, chargée d'une moiteur suffocante, était devenue lugubrement délétère. De sa poche, le misérable retira un couteau dont le tranchant avait été récemment affûté. La lame affilée brillait dans la pénombre tel le couperet d'une guillotine sur l'échafaud juste avant l'exécution.
Le couteau s'éleva, resta un instant suspendu dans les airs comme retenu par une invisible sylphide, et s'abattit d'un seul coup, transperçant de part en part la mie du bâtard. On ne vit plus que le manche d'ébène noire incrusté d'un cœur en ivoire jauni.
Sur ces entrefaites, un calme pesant s'abattit sur la cense...

Le gueux sortit et s'éloigna de la métairie tandis que le coq, sur son tas de fumier, poussait de cyniques et horripilants cocoricos. Une chouette effraie hua et concomitamment, un corbillat freux irascible crailla : ce raffut détonnait par rapport à l'accalmie des éléments.
Quelque temps après, alors que le jour poignait à travers un boqueteau, il desserra de ses doigts gourds le collet d'un levraut peu futé qui s'était pris dans un lacs camouflé au sortir du gîte.
Partit-il au diable vauvert ou on ne sait où, ce gueux dont je vous contai l'affligeante histoire ?
Plût au ciel qu'il se fût refait une autre vie !
"Et le métayer munificent ?" me demanderez-vous. Eh bien, il se réveilla peu après le départ du fugace visiteur, frais et dispos, un peu attristé d'avoir perdu l'ami d'un soir et de ne pas lui avoir laissé quelque provende et quelques fafiots.

" À-Dieu-vat ! " pensa-t-il en son for intérieur...


Claude Vanhaverbeke
Faches-Thumesnil (Nord)

 

Quelques commentaires

1) Lorsqu'il existe plusieurs orthographes pour un mot, je n'en ai proposé qu'une seule afin de faciliter la lecture. La variante que vous pourriez proposer n'est donc pas forcément fautive...

quelques exemples :

douceâtre ou douçâtre (PR)
cet après-midi ou cette après-midi (PLI)
resurgir ou ressurgir (PR et PLI)
à tous coups (PR) ou à tout coup (PLI)
immarcescible ou immarcessible (PR)
jaune orangé ou jaune-orangé ( ?)
féerique ou féérique (PR)
refréner ou réfréner (PR et PLI)
alêne ou alène (PR)
chausse-trape ou chausse-trappe (PR et PLI)
à Dieu vat ou à-Dieu-va(t) (PR)
etc.

2) Quelques mots n'apparaissent pas (ou plus) dans les ouvrages de référence :

bacove : bateau de maraîcher à fond plat.
fario : truite sauvage, plus méfiante que la truite arc-en-ciel.
censier : métayer
gallodrome : piste aménagée pour les combats de coqs.
court-pendu : pomme à queue courte (Hanse à l'entrée "court")
pycnique : se dit d'une personne de stature moyenne, au visage large, au cou
massif et au thorax fort (anciennes éditions du PLI)
avaloir : hotte ou entonnoir "avalant" les fumées.
cense : métairie

3) Ce texte m'a été inspiré par la chanson "Le Couteau" (Théodore Botrel) apprise lorsque j'étais écolier et dont les paroles :

« Vous dormirez en paix, ô riches,
Vous et vos capitaux,
Tant que les gueux auront des miches
Où planter leurs couteaux. »

sont toujours d'actualité