Les incontournables de Cléante

Cléante, docteur en philosophie et lettres, rédige une chronique dans le journal belge Le Soir intitulée  " En bons termes ". Vous pouvez la parcourir en dernière page du journal.

 

Cléante nous offre aussi, pour chaque brochure de notre Cercle, une chronique de recherche sur la langue française intitulée " Les incontournables de Cléante ".

 

Nous en publions trois ci-dessous. Vous pouvez parcourir les autres en vous procurant les brochures du Cercle.

 

Tout utilisateur de tout ou partie du texte devra le citer de manière précise et scientifique (nom, site et page du site, brochure et page exacte de la brochure...)

 

 

Les pantoufles de Cendrillon

Des générations d’écoliers ont appris que Cendrillon se rendait au bal chaussée de pantoufles de vair, c’est-à-dire faites en fourrure d’écureuil petit-gris aux couleurs variées. L’ennui, c’est que le texte de Perrault parle de pantoufles de verre. Ce sont des éditeurs férus de logique qui, à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe s. ont imaginé que l’héroïne du conte était chaussée de vair. Ces éditeurs n’ont pas seulement abusé de naïfs écoliers, de grands écrivains sont tombés dans le piège. C’est ainsi qu’Honoré de Balzac, rappelant fort justement que certaines fourrures rares, comme le vair, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs, s’est cru obligé d’ajouter que « ce mot [le vair], depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d’éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre » (Le Martyr calviniste, 1841). Et Anatole France, quarante-quatre ans plus tard, opinait du bonnet : « C’est par erreur qu’on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre. Des chaussures de vair, c’est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent mieux » (Le livre mon ami, 1885). Ces beaux esprits oubliaient tout simplement que rien n’est impossible à une fée, et que la marraine de Cendrillon, capable de changer une citrouille en carrosse, pouvait tout aussi bien créer un verre aussi délicat qu’infrangible. Sa filleule n’avait à craindre aucun incident fâcheux, à condition de ne pas s’attarder au bal après minuit ! « Quoi de plus joli qu’une pantoufle transparente qui laissait voir, comme s’il eût été nu, ce charmant petit pied dont le fils du roi se montre si amoureux ! », écrivait fort judicieusement feu mon confrère Aristide, du Figaro (La langue française dans tous ses débats, Paris, Bourin, 1989).

 

La question pourrait sembler futile. Que non ! Elle a passionné les lexicographes. Jugez-en. Dans son Grand Dictionnaire Universel, Pierre Larousse se prononce sans équivoque pour la pantoufle de vair : « Les éditeurs de contes de fées ont-ils mis verre à la place de vair par ignorance ou pour augmenter le merveilleux du récit ?(1) Nous ne savons pas. Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’au temps de Perrault le vair était bien connu comme une des fourrures du blason et que, malgré son goût pour le merveilleux, il n’a point eu la pensée de chausser sa petite Cendrillon avec du verre. On peut supposer que, plus tard, la science du blason étant tombée dans l’oubli, un imprimeur aura cru corriger une véritable faute en remplaçant vair, mot qui lui était inconnu, par verre ; et c’est ainsi que le nom de Cendrillon se sera trouvé associé avec l’idée d’une chaussure fantastique que la vérité historique est forcée de reléguer parmi les simples coquilles typographiques(2). » Un siècle plus tard, le Grand Larousse Encyclopédique adopte résolument le point de vue opposé : « À propos des pantoufles de Cendrillon, on a émis l’hypothèse qu’elles étaient de vair (fourrure) et non de verre, comme l’a écrit Perrault, mais, dans un conte de fées, une telle recherche de la vraisemblance paraît inutile ». Je laisserai à Aristide le soin de conclure ce débat : « Ces opinions, toutes opposées, témoignent que la pantoufle de Cendrillon a la valeur d’un test qui permet de reconnaître, à coup sûr, si l’on appartient à la famille des poètes ou à celle des logiciens ».

 

« Tu te rendrais au bal en pantoufles, toi ? » m’a demandé un jour un ami qui n’était ni l’un ni l’autre. Certes non, je n’irais pas ainsi chaussé. Mais ce garçon perdait de vue que Charles Perrault (1628-1703) s’inspirait d’un conte déjà ancien à son époque, et qu’en ces temps lointains la pantoufle désignait une chaussure à semelle épaisse et haut talon portée par les femmes élégantes. Et l’on pense bien que la bonne fée n’avait garde de déparer la somptueuse toilette de sa filleule en chaussant celle-ci de vulgaires charentaises.

 

© Cléante 2007

Chroniqueur au journal Le Soir

 



(1)Mon lecteur n’aura pas manqué de le noter, P.Larousse se trompe là sur le sens dans lequel s’est faite la substitution d’un mot par l’autre.

(2)Un philologue n’aurait pas manqué de consulter l’édition originale du conte, mais P. Larousse n’avait aucune connaissance en la matière. On lui accordera donc l’excuse de la bonne foi.

Les cornes du diable et des cocus

« Cher Professeur, m’écrit une amie vivant dans le Michigan, il est bien connu que le diable a des cornes ; c’est toujours ainsi qu’il est représenté. Pourquoi des cornes ? Un mari cocu a aussi des cornes, du moins en Europe, car aux États-Unis on ne connaît pas cet attribut du mari trompé. Pourquoi des cornes pour un cocu ? ».

 

Ces questions relèvent davantage de l’ethnographie et de l’histoire de l’art que de la linguistique, mais j’ai tout de même tenté de satisfaire la curiosité de cette chère Nicole. J’ai commencé par lui faire observer que, dans la tradition chrétienne, Satan peut revêtir divers aspects : il n’apparaît pas toujours sous celui, effrayant, d’un être cornu et nanti d’une queue fourchue, il peut aussi – pour mieux séduire une victime potentielle ­– apparaître sous les traits d’un individu séduisant. L’image évoquée par ma correspondante est vraisemblablement un héritage de la mythologie grecque, car elle fait irrésistiblement songer au dieu Pan. « On le représentait généralement fort laid, les cheveux et la barbe négligés, avec des cornes, et le corps de bouc depuis la ceinture jusqu’en bas, enfin ne différant pas d’un faune et d’un satyre »(1). Si j’ajoute que ce Pan était connu comme un infatigable culbuteur de nymphes, on comprendra aisément que ce personnage ait pu servir de modèle à Satan.

 

Pourquoi des cornes pour un cocu ? Je rappellerai d’abord que cocu, qui apparaît vers 1350 sous la forme cucu (= cri du coucou pour insulter les amants) est une variante de coucou. L’étymon latin de ce dernier – cuculus – a chez Plaute le sens figuré d’imbécile ou encore celui de galant ; pour Horace, lui, c’est un fainéant, celui qui attend l’arrivée du coucou pour tailler sa vigne. Selon Le Robert historique de la langue française, sa réputation d’infidélité, le coucou la doit au fait qu’il n’éprouve pas le besoin de vivre en couple et confie à d’autres le soin d’élever sa progéniture. Cela ne ferait pas de lui un cocu, mais plutôt un père indigne. Voilà pourquoi je pencherai pour l’explication donnée par le Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch et von Wartburg : «  La femelle du coucou ne reste jamais longtemps avec le même mâle ; c’est pourquoi le nom de l’oiseau est employé pour désigner le mari trompé. Coucou et cocu ont fini par se séparer sémantiquement ».

 

Selon le Französisches etymologisches Wörterbuch de Walter von Wartburg,(2) depuis le XVe s., « les cornes (toujours au pluriel) sont l’attribut du mari trompé ». Pourquoi ? Parce que pareil attribut symbolise la honte, la dérision(3). Faire les cornes à quelqu’un, c’est lui adresser un geste de dérision, de moquerie, qui consiste à dresser les deux index au-dessus de la tête pour figurer une paire de cornes : « Oh ! le méchant ! faisons-lui les cornes ! » (Jules Renard) Au figuré, c’est se moquer de quelqu’un : « J’ai planté vingt-trois cèdres de Salomon… ils font les cornes à leur maître de peu de durée » (Chateaubriand).

 

Avoir ou porter des cornes — expressions qui s’appliquent le plus souvent à des messieurs ­—, c’est être trompé, cocu ; bref, être un cornard : « Son homme est mort, le printemps passé, et voilà dix ans qu’elle lui faisait porter des cornes » (Jean-Paul Sartre). Planter des cornes à son mari, c’est le tromper : « Madame va rejoindre ses parents (…) par la même occasion elle plantera une corne ou deux à son imbécile de mari » (George Sand). Planter des cornes à son imbécile de mari ! Cette phrase de George Sand, qui devait particulièrement bien connaître la question, est symptomatique du manque de sympathie et de compassion que rencontre généralement le mari trompé, notamment auprès des dramaturges, lesquels en font régulièrement les dindons de la farce. Il existe toutefois une expression susceptible de consoler quelque peu ces malheureux, c’est la chance ou la veine de cocu, réputée extraordinaire, exceptionnelle. Le Grand Robert nous explique que cette expression trouve son origine dans le dicton bien connu heureux au jeu, malheureux en amour(4). Enfin, cocu peut être utilisé comme injure en dehors de toute référence à la situation conjugale des destinataires de cette gracieuseté : « Tas de cocus, débrouillez-vous tout seuls ! Moi, je vous fous ma démission ! Mais vous me regretterez ! » (Marcel Aymé).

 

Cléante

Chroniqueur au journal Le Soir



(1) P.Commelin, Mythologie grecque et romaine, Paris, Garnier, 1948, p. 178.

(2) T. II, p. 1202 a.

(3) Dans d’autres contextes, cependant, les cornes (pareilles à celles que portent des animaux vigoureux et redoutables comme le taureau, le bélier, le rhinocéros) symbolisent la puissance. Dans l’Antiquité, le dieu égyptien Amon et Jupiter sont représentés le front orné de cornes. Ce fut aussi le cas d’Alexandre le Grand, et au Moyen Âge celui de Moïse, ainsi représenté par Michel-Ange dans la basilique romaine Saint-Pierre-aux-Liens.

(4) T. II, p. 241.

Combien existe-t-il de langues dans le monde ?

Combien existe-t-il de langues parlées actuellement dans le monde ? Répondre précisément à cette question est très difficile, aussi les chiffres avancés par les linguistes varient-ils de trois à six mille. Comment expliquer pareille hésitation ? D’abord, parce qu’il n’est pas sûr que nous les ayons toutes recensées ; ensuite, et surtout, parce qu’il n’est pas toujours facile de faire la distinction entre langues et dialectes, notamment dans le cas d’idiomes n’ayant qu’une existence orale. Si l’Europe, et en particulier l’Europe occidentale, ne compte qu’un nombre restreint de langues, d’autres régions du globe connaissent un véritable foisonnement : je pense par exemple à l’Amérique du Sud, à certaines provinces montagneuses du Mexique  ou encore à certaines régions du nord-est de l’Inde. Très différentes par l’ampleur de leur aire géographique, les langues le sont aussi par l’importance numérique de leurs locuteurs : le chinois de Pékin, appelé encore le mandarin, est l’idiome maternel de quelque 900 millions d’individus, il se classe loin devant le hindi-ourdou (425 millions) et langlais (350 millions). Le français, avec 200 millions de locuteurs, se classe en dixième position ; ce n’est pas la plus répandue des langues romanes : l’espagnol (330 millions) et le portugais (240 millions) le précèdent nettement. À l’autre bout de ce classement, certaines langues menacées ne sont plus guère parlées que par quelques centaines d’individus. Et j’ai même sous les yeux un article de l’ethnologue d’origine belge André-Marcel d’Ans mentionnant une langue indienne du Mexique, le chicomceltec, qui ne compte plus que vingt locuteurs. Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour prédire sa disparition à brève échéance. Voilà pour la situation actuelle. Mais n’oublions pas que des milliers de langues ont dû disparaître depuis l’époque où est apparu le langage humain.

 

La diversité des langues intrigue les hommes depuis très longtemps. En témoigne le mythe de la tour de Babel, incorporé au livre de la Genèse (chapitre XI). L’explication est ici d’ordre religieux : la mésentente entre les peuples est un châtiment divin provoqué par un péché de démesure. Ce récit bien connu prouve au moins que, dans l’esprit de ses rédacteurs, il avait existé une langue originelle : « Sur toute la terre, il n’y avait qu’une seule langue, on se servait des mêmes mots » (verset 1). L’idée d’une langue originelle, lointaine aïeule de toutes les langues actuelles, se retrouve chez le philosophe allemand Leibniz (1646-1716) que l’on peut considérer comme le précurseur de toute une école linguistique fondée sur cette conception. La comparaison des diverses langues romanes prouve qu’elles forment une famille issue du latin, langue dont nous avons conservé de très nombreux documents. Il est également aisé d’identifier la famille germanique et la famille slave, mais ici la langue ancestrale — proto-germanique ou proto-slave — n’a pas laissé de traces écrites. La comparaison de ces trois familles entre elles permit dès 1786 à William Jones de comprendre qu’elles avaient une source commune, à laquelle on donna par la suite le nom d’indo-européen, étant donné que l’aire géographique des idiomes qui en sont issus couvre un territoire s’étendant du nord de l’Inde à l’Islande. Et si cet indo-européen lui-même n’était qu’une branche d’une famille plus ancienne encore ? C’est l’hypothèse que formulèrent au début du XXe siècle le Danois Petersen et l’Italien Trombetti.

 

Au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps, la recherche d’une langue originelle unique se fonde sur des hypothèses de plus en plus hasardeuses, de moins en moins vérifiables. Aussi les travaux de Pedersen et Trombetti ont-ils été très vite contestés par Antoine Meillet et d’autres spécialistes de l’indo-européen. Où que l’on situe le berceau de cette hypothétique langue originelle, il paraît difficilement concevable que ses locuteurs aient pu, il y a des millénaires, l’exporter par-delà les océans aux quatre coins du monde. Plus vraisemblablement, des langues différentes sont-elles apparues — à peu près simultanément ? — dans des régions très éloignées les unes des autres.

 

Parmi les grandes familles de langues, c’est assurément la famille indo-européenne qui a été la plus étudiée à ce jour. Si l’étude comparative des divers groupes qui la composent permet bien d’affirmer l’existence d’une proto-langue commune, il faut toutefois préciser que les comparatistes, en dépit de tous leurs efforts, ne sont parvenus à reconstruire aujourd’hui qu’une partie de son système linguistique. L’existence de cette langue suppose bien sûr une communauté de locuteurs. Faute de mieux, on les appelle Indo-Européens, mais on ne connaît rien de cette population ; il nous est notamment impossible de la situer précisément dans le temps et dans l’espace. Tout au plus peut-on dire qu’elle est originaire d’Asie centrale et doit être antérieure à l’an 2000 avant Jésus-Christ, car les siècles suivants voient se constituer les groupes linguistiques les plus anciens : grec, anatolien et indo-iranien. Autrement dit, la recherche en ce domaine a encore de beaux jours devant elle…

 

Cléante

Chroniqueur au journal Le Soir