Un personnage haut en couleur

Natif de Villers-Cotterêts, maigre comme un cotret, Enguerrand n'avait vraiment rien du bibendum disgracieux ni du poussah poussif des vieilles photos sépia. Ses cheveux auburn, séborrhéiques, coupés court et frisés couvraient un crâne dolichocéphale dont la longueur était encore accentuée par une légère prognathie. Un superbe quart de brie ornait un visage émacié au teint hâve et aux yeux vairons tout émerillonnés. Sa peau gardait encore les stigmates indélébiles d'un érysipèle serpigineux et d'un sycosis tenace - grave inflammation des follicules pilosébacés - contracté(s) lors d'un séjour outre-mer.
Champion de skeet, adepte du racquet-ball, il faisait partie d'un stick de paras et pratiquait assidûment le trekking chaque été dans le massif du Mont-Blanc. C'était un crack, plein de sang-froid mais nullement va-t-en-guerre quels que fussent les manifestations et symposiums qu'il animait.
Il portait souvent un mackintosh gorge-de-pigeon par-dessus un sweat-shirt molletonné et un pantalon feu de plancher plutôt drolatique. Ses complets-veston rétro et son costume mi-parti jaune et noir déclenchaient l'hilarité des mistonnes effrontées du village qui se tenaient néanmoins à distance et à carreau !
Esprit très ouvert, il s'intéressait aussi bien aux modalités aléthiques de la logique, aux variables booléennes qu'aux plaisanteries faciles de l'almanach Vermot. Sur son bureau ministre en calambour se côtoyaient un épitomé de l'histoire grecque, un recueil de poèmes courtois des minnesänger et un livre d'heures. Ne supportant ni les faux derches, ni les vendeurs d'orviétan, ni les écrivains beat, il préférait les parlers-vrai des autochtones et abhorrait les ponts aux ânes. Pour peu qu'on le sollicitât, il se lançait dans d'interminables prêchi-prêcha dont la péroraison reprenait quelques tautologies inattendues tirées de centons surannés. La démonétisation, les yoyos (yo-yo) boursiers et l'Euro Stoxx 50 étaient ses marottes préférées.
En dépit d'un néphélion inquiétant, il se passionnait pour les Fauves (fauves) dont il admirait les couleurs pures. Comédien hors pair, il avait créé une troupe inspirée de l'Illustre-Théâtre de Molière excellant dans les farces médiévales. Il tenait le rôle-titre des diverses pièces interprétées et, scripte et metteur en scène à la fois, il accordait toute son attention à la mansion spéciale du décor à chaque épisode de l'action. Il avait une propension très marquée à l'étude des poèmes gnomiques et héroïques des Edda méconnues et à la poésie scaldique. Ces vers, je les lui ai parfois entendu réciter devant des mouflets ébahis, quelque bons derniers qu'ils fussent à l'athénée !
L'appréhension le tenaillant, il observait minutieusement les cirrostratus déprimants et les isohyètes tortues car il entretenait avec un soin jaloux les superbes parterres ceignant la maison où croissaient pyrèthres, gerberas, adonis parfumées et jolies dicentras. Très accro de musique, il sortait du rack les baffles vert-de-grisés de sa chaîne électroacoustique au(x) micro(s) intégré(s), les plaçait sur l'appui recouvert de zelliges colorés de l'oriel et écoutait continûment les opérettes viennoises d'Oskar Straus et les chorals de Bach devant les sittelles ravies et les mésanges à casque de jais. Le moindre sifflement de l'appareil le rendait irascible. « Encore un coup de Larsen » maronnait-il, grognard, tout en soignant ses lupins.
Les jeudi et samedi de chaque semaine, il retrouvait ses trois poteaux au stamm local. Un verre de whiskey (whisky) acheté dans la verte Éire à portée de main, les compères se livraient à des parties acharnées de trente et un et de trente-et-quarante. Un cartier calme et un cardeur agréable contrastaient fortement avec Enguerrand si extraverti et son partenaire, maître écailler, véritable moulin à paroles à la voix de rogomme. Il leur arrivait aussi de faire une pétanque sur le boulingrin pour du billon et de jouer au caroms dans l'arrière-cour du mastroquet, haut lieu s'il en fut des paillasses toujours très attendus, jongleurs ou histrions. Quantité de badauds accouraient, vibrionnaient à l'envi, s'esclaffant devant l'adresse et la combativité des concurrents qu'ils finissaient par gêner. Se dominer - soit dit par parenthèse - n'est pas des plus facile dans de telles conditions !

Test n°1 :
Reporteur lithographe pendant deux décennies et demie, il s'était retrouvé au chômedu et s'était vu contraint d'affronter les arias tant redoutés de l'inactivité forcée. Djobeur malgré lui, il se procurait des à-côtés substantiels, louant ses services par ici par là, devenant ferblantier, fabricant de pupazzi, dépanneur de taille-haies, de microtracteurs, maréchal-ferrant adjoint et même guide conférencier dans le narthex réservé aux catéchumènes.

Test n°2 :
Combien d'heures ai-je passées à l'écouter raconter des histoires amusantes, mystérieuses, que l'on eût crues sorties de spicilèges au papier grenelé ou de varia toujours très prisés. Je connaissais par cœur ses propres poèmes, authentiques chefs-d'œuvre, que plus d'un folliculaire aux paroles captieuses se seraient arrachés sans aucuns frais !


© Christian Lelièvre 2004

(Texte révisé et enrichi par Michèle Balembois-Beauchemin)

 

Commentaires

- Villers-Cotterêts (les Cotteréziens) dans l'Aisne.
- Un bibendum : homme corpulent (le bonhomme Michelin).
- Des cheveux séborrhéiques : affectés de séborrhée (augmentation de la sécrétion des glandes sébacées).
- Un crâne dolichocéphale : (≠ brachycéphale) plus long que large.
- Un quart de brie : un grand nez !
- Des yeux vairons : sont de couleurs différentes.
- Un érysipèle serpigineux : affection de la peau progressant de façon sinueuse.
- Un sycosis : folliculite touchant la barbe (inflammation des follicules (n.m) pileux).
- Un pantalon feu de plancher : trop court !
- Un costume mi-parti jaune et noir est composé de deux parties égales mais dissemblables.
o Les chambres mi-parties, instituées par l'édit de Nantes, étaient composées par moitié, de juges catholiques et de juges protestants.
- Les modalités aléthiques : modalités logiques selon lesquelles les propositions sont considérées comme vraies ou fausses (≠ déontique).
- Les variables booléennes : de George Boole, mathématicien britannique (1815-1864).
- Un épitomé est un abrégé d'un ouvrage d'histoire antique.
(ne pas confondre avec une épistèmê).
- Les vendeurs d'orviétan : l'orviétan (XVIIe s.) inventé par un charlatan d'Orvieto (Italie).
- Les parlers-vrai mais les francs-parlers.
- Un pont aux ânes est une banalité connue de tous.
- Un centon est un pot-pourri (pièce littéraire ou musicale).
- L'Illustre-Théâtre de Molière ; le Théâtre-Français ; la Comédie-Française.
- scripte : (double genre) : auxiliaire du réalisateur d'un film.
Ne pas confondre avec un script : scénario ou écriture
- la mansion spéciale du décor : chacune des parties indépendantes du décor servant de cadre à un épisode de l'action dans le théâtre médiéval.
- les Edda (n.f) (Robert 2 et PLI) : nom de deux recueils islandais des traditions mythologiques et légendaires des anciens peuples scandinaves.
- Ces vers, je les lui ai parfois entendu réciter : pas d'accord avec les pronoms "lui" ou "leur" précédant le participe (Thomas)
ex : les liqueurs que je leur ai vu verser.
- Quelque bons derniers qu'ils fussent ...
· "derniers" est un adjectif attribut.
· bons s'accorde malgré son statut d'adverbe.
(vestige de l'ancienne grammaire)
· Quelque ne s'accorde pas, précédant donc un adjectif.
- Les opérettes viennoises d'Oskar Straus (un seul "s") Robert 2.
(compositeur autrichien (Rêve de valse).
- Les chorals de Bach : pièces instrumentales pour orgue procédant de la mélodie d'un choral (chant religieux).
- "effet Larsen" ou "il y a du larsen" : sifflement désagréable dû à la proximité du
haut-parleur et du micro.
- Un cartier est un fabricant de cartes : un cardeur effectue le cardage des fibres textiles.
- Un maître écailler (Robert) : un maître fruitier.
- Le caroms ("s" muet) est un billard népalais.
- Un paillasse (n.m) : bateleur d'un théâtre forain ; clown.
- Par parenthèse mais : entre parenthèses.
- Un reporteur lithographe est un ouvrier qui reporte les dessins.
- Par ici par là mais : par-ci par-là.
- Un pupazzo, des pupazzi : marionnette(s) italienne(s).
- Des varia très prisés (n.m.pl) : recueil d'œuvres variées.
- Sans aucuns frais : aucuns prend la marque du pluriel devant un nom n'ayant pas de singulier.