Le gueux et le métayer (suite)

À la lueur blafarde d'un quinquet fuligineux, ils s'assirent sans façon en vis-à-vis pour faire ripaille, face au bahut où s'alignaient des moules à manqué, des plats d'étain et une grande assiette en faïence représentant la bouleversante légende de saint Nicolas et son populaire distique :
« Ils étaient trois petits enfants
Qui s'en allaient glaner aux champs. »
Lesdits enfants gambadaient gaiement, à cent lieues de se douter, ne fût-ce qu'un instant, qu'ils couraient vers une mort certaine pour avoir l'heur de ressusciter sept ans plus tard dans un saloir.

Le potage de gruau goulûment avalé fut suivi de fonds d'artichauts garnis d'un hachis d'échalotes et de cèpes incorporé à une sauce béchamel. Il aimait à cueillir des bolets mais préférait les amanites des Césars ou les trompettes-de-la-mort. Ils banquetèrent des restes d'un salmis de perdreaux, de rattes en robe des champs et d'une salade de dents-de-lion parsemée de croûtons aillés. Le tout fut arrosé d'un vin paillet enfutaillé que le maître alla chercher directement à la cannelle. Au passage, il décrocha d'une archelle une aiguière en maillechort, l'immergea dans une seille et versa l'eau fraîche du puits dans l'écuelle du grand bâtard. Ce dernier répondit par de bruyants lapements aux clappements de langue des dîneurs qui appréciaient leur gouleyant nectar : rien de comparable avec ces vins verdelets souvent surets proches du verjus dont avait dû se contenter le va-nu-pieds depuis plus d'une année et demie. Quelle ribote !

Le métayer qui avait aussi du guignon, parla de la cuscute qui parasitait le fourrage, du gerzeau du blé et de l'épiphytie décimant l'escourgeon, cette orge hâtive qui serait décortiquée entre deux meules en orge mondé destiné aux fabricants de bières. Les ex-taures dont les vêlages s'étaient continûment succédé mettaient bas des veaux mort-nés. Par chance, un testament olographe de feu sa cousine le mettait à l'abri des tracas pécuniaires lors du renouvellement des baux emphytéotiques. Les bailleurs, près de devenir rentiers, ne souhaitaient pas récupérer la nue-propriété des terres. Quant à la chaumine, il s'agissait de son bien-fonds personnel. Il pouvait vivre en quasi-autarcie comme un anachorète thésaurisant.
Son isolement était toutefois rompu par la venue saisonnière de la main-d'œuvre allogène. Alors, des rasettes tractées par des limoniers (ardennais ou boulonnais) effectuaient les andains de sainfoin, cette papilionacée qui, à l'instar de la luzerne, était progressivement remplacée par le ray-grass. Les faneurs dressant les javelles travaillaient au "gagnage" et ces tâcherons recevaient dix moyettes de foin au cent soit un dixième.


Il quittait parfois encore son ascétisme pour se rendre au bourg voisin. Laissant son tilbury dételé chez le charron, il en profitait pour amener la jument encore tout ahanante chez le maréchal-ferrant dont le martèlement sur l'enclume s'entendait déjà chez le taillandier. Ce dernier lui narrait avec force détails les combats effrénés auxquels il assistait au gallodrome. La balade se poursuivait chez le bourrelier à l'alêne effilée qui perçait des trous dans le cuir des licous pour y faire passer du fil de chanvre suiffé une fois tracées avec la rénette les rainures qui contiendraient la couture : cela fleurait bon le tan et la poix !
Traditionnellement, il se rendait encore au presbytère où le curé décrépit n'en finissait pas de griffonner des baptistaires devant des pyxides et custodes dorées alors qu'il eût tant aimé bêcher un coin d'ouche... Dévotement, le desservant prenait sa barrette noire comme jais au porte-chapeaux surplombant le portemanteau et ils se dirigeaient de concert d'un pas révérenciel mais décidé vers le confessionnal !

Un ami pomiculteur lui ayant donné des plants de reinettes, de calvilles, de court-pendus et de rambours, les deux convives terminèrent leurs agapes éhontées avec quelques-unes de ces pommes, ambroisie qu'eût enviée un démiurge en son empyrée éternel. Sur une peinture à l'huile, des chevau-légers pycniques au visage prognathe observaient la franche lippée avec un regard désapprobateur.

Tandis que la pluie fouaillait par intermittence les carreaux embués, y laissant des myriades de gouttelettes, le métayer posa sur les chenets du foyer une bûche de frêne provenant de son droit d'affouage. Des flammèches se détachèrent en détonant à l'envi et des volutes de fumée grisâtre montèrent dans l'avaloir de l'âtre. L'amphitryon déboucha une topette d'eau-de-vie de quetsche.
Il était aussi bouilleur de cru. En plus du marc, il distillait de l'alisier, du kirsch, du coing, de la mûre, de la myrtille et même, en quantité moindre, des baies de houx. La cucurbite de son alambic avait besoin d'être ressoudée...
Aux pieds des deux hommes, le chien, tenant à la fois du bouvier et du malinois, se fit câlin pour se faire cajoler.

Le gueux, qui n'avait pas encore dit grand-chose, susurra :
« Mon bon monsieur, je suis fort las. Puis-je dormir dans le hangar à fourrage ou dans celui à récoltes ?
- Hélas, mon ami, il n'y a guère de place... »
En faisant sortir le chien qui nichait dans l'appentis accolé à la façade arrière, le fermier altruiste alla trouver une paillasse. Ballottées durant le transfert, des paillettes d'avoine s'échappèrent du sac de jute écru par les récentes mangeures d'un lérot. Il passa une serpillière et plaça le lit de fortune devant une encoignure sur laquelle un médaillier constellé de diverses décorations scintillait de mille feux. De la huche il sortit un pain d'une demi-livre qu'il entoura d'une étoffe de gaze et le posa sur la table en prenant soin de ne pas le mettre sur l'envers. Il prépara aussi de la confiture de reines-claudes et du beurre sortant de la baratte afin que tout fût prêt pour le petit-déjeuner du lendemain matin.
À l'aide d'un broc, le philanthrope remplit une bassine de ferblanterie posée sur un trépied entre le mur de refend et un paravent déteint ; ils firent quelques ablutions.
Le censier ouvrit un pot d'onguent à base d'axonge et de millefeuille (de tout temps l'achillée a été reconnue pour ses qualités astringentes, vulnéraires et hémostatiques). Il l'utilisa pour oindre les jambes érythémateuses couvertes de pustules au niveau des guêtres du traîne misère. Il transvasa l'eau frémissante d'un marabout dans une tisanière et ils sirotèrent une infusion de pimprenelle sanguisorbe en guise de julep.
Le métayer jugea plus expédient que le gueux flapi et courbatu dormît dans l'alcôve malgré son exiguïté.

Vers dix heures et demie, ils se couchèrent...

Au milieu de la nuit, le gueux fut en proie à ses habituels cauchemars. Des sycophantes, attisés par des boutefeux leur montant le coup, le prenaient à partie et avec des faits controuvés l'attiraient vers des chausse-trapes ; il tombait dans chaque traquenard tendu par ces hommes de sac et de corde. Les dissensions et les différends se conjuguant, des tartufes clabaudaient, le daubaient et le livraient au bourrèlement de la vindicte publique.
« Je n'ai commis aucun péculat à vos dépens ! » repartait-il en ratiocinant.
Le martyr arguait bien inutilement de sa loyauté et de son dévouement, tentant de contrer les persiflages en haranguant les foules de vaines plaidoiries. Mais il sortait de ces échauffourées couvert d'ecchymoses et de plaies cruentées. De tels arias le poussaient à une sanguinaire vengeance.
Les yeux dessillés, paupières mi-closes, ruisselant de sueur, le malheureux était en butte aux affres chaque nuit ressassées d'injustes vilenies.
Tout à fait réveillé à présent, il se releva et marcha à pas de loup...

 

Le gueux et le métayer (suite et fin)